Billet d’humeur #35 | 23/04/2020 par Clémence Cognet

Depuis quand c’est le futur ?

Voilà une question philosophique qui nous amène très vite dans les recoins vaporeux de la pensée enfantine, métaphysique de l’inconcevable.
Et pourtant une question très pragmatique et actuelle s’y rattache. Depuis quand qualifie-t-on la musique de futuriste pour en dire du bien ? Et pourquoi ?

C’est sous cet angle que bon nombres d’articles qui mettent au jour de nouvelles productions en musiques « traditionnelles » présentent leur découverte. Et ce depuis quinze ans. Vingt ans. Impossible de savoir. J’ai néanmoins fait quelques recherches.
La critique musicale naît avec la presse au XVIIIème siècle. Quelques grandes figures s’y sont illustrées avec plus ou moins de talent et plus ou moins de misanthropie. Chaque domaine esthétique a peu à peu produit son propre contenu, sa propre presse spécialisée. À chaque innovation musicale correspondrait désormais l’écrit distancié qui en révélerait la valeur essentielle, la ramènerait à une juste place, tangible, parmi les choses dont on parle. Pourquoi pas. S’essayer à la production de vocabulaire pour améliorer la pensée musicale collective, affûter le regard qu’ont les artistes sur leur propre démarche et ainsi faire avancer la production de musique elle même, voilà une mission qu’elle est bonne.
Mais pourquoi le futur ? Pour autant qu’on se risque à l’envisager, il n’est qu’une projection de notre présent vécu et peu d’entre nous peuvent affirmer que c’est là une vision uniquement enthousiasmante.

Mes recherches ont été infructueuses quant à l’arrivée de la notion de futur dans la critique musicale, c’est pourquoi vous ne lirez dans ce billet d’humeur que des questionnements éphémères et des réflexions infondées. Vous êtes prévenu.e.s.
J’imagine que les premiers enregistrements des premières guitares électriques, des premiers synthétiseurs, du premier thérémine ont tous fait l’effet à leurs auditeurices d’une rencontre avec l’inouï, la saveur de l’inexploré, une porte entrouverte sur le futur – qui à certaines époques a dû se présenter sous son meilleur jour, voitures qui volent et égalité salariale. Mais une fois entendus, ces sons nouveaux ne deviennent-ils pas des sons du passé ? Ils rentrent à mon sens et c’est là leur seule destination, dans l’infinie banque de données humaine qui charge les mémoires des artistes créateurices d’aujourd’hui et de demain. Leur assise culturelle, le terreau fertile de leur imagination. A l’instar de toustes les artistes, mes partenaires et ami.e.s qui fabriquent des musiques traditionnelles avec des instruments amplifiés, électriques, électroniques, puisent dans ce qu’ont fait les autres avant. Ielles sont ému.e.s par des choses qui leur parviennent, modulent et documentent leur pratique en fonction des ces émotions. Une démarche artistique quoi. Ielles fabriquent des musiques traditionnelles en appui sur un panel de références très large qui court des pygmées bayak à la techno polonaise en passant par Clara Schumann et Pierre Henry. Et leur musique est depuis quinze ou vingt ans systématiquement qualifiée de musique traditionnelle du futur. Ou de demain (futur à court terme, plus lâche).

Pour ne rien vous cacher, ce billet d’humeur est au départ un billet de mauvaise humeur. En effet, il a été motivé par un amer constat : ma musique ne sera jamais du futur. Elle est acoustique. Je ne bénéficierai donc jamais d’un clinquant article me propulsant à l’avant garde des bouseux. Parce qu’il s’agit de ça. Quand on aime une musique qui se réclame d’une tradition, c’est qu’on a dû lui adjoindre rien de moins que le futur pour qu’elle soit sortie des tréfonds réactionnaires et pétainistes dans lesquels notre imaginaire français la maintient. Personne n’est dupe. Ce verbiage ne résulte que d’un manque de vocabulaire. Le futur ne sert qu’à nettoyer la boue imaginaire sur nos bottes, l’odeur de rance dans nos langues, le moisi sur nos instruments.

Manque de bol, le futur n’existe pas. Le présent, à peine. Et nous n’avons pas de problème avec le passé. Celles et ceux que la presse autoproclamée spécialisée porte aux nues comme étant des conquistador.a.s de l’impensé musical sont en paix avec leur fragment d’éternité. Riches de ce qui leur est tombé dans l’oreille, leurs désirs comme moteur, avançant, alimentant la perpétuelle machine créative des musiques traditionnelles, laissant derrière eux.elles un passé de la meilleure qualité pour les générations futures.

_Clémence Cognet

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