En finir avec la tyrannie du Temps, le remettre à sa juste place, reconsidérer cette notion, voilà un enjeu qui me parait vraiment important. Peut-être que je vais vite en besogne, mais faut bien que quelque chose change fondamentalement, non ? quelque chose d’intimement ancré, structurant notre manière de considérer le Réel, ce qui nous entoure et la perception que nous en avons.
Quand je dis en finir avec la tyrannie du temps je parle très exactement d’en finir avec le Temps lui-même. Ça m’a interpellé, en entendant Étienne Klein, lors d’une de ses conversations scientifiques sur France Culture dire au détour d’une phrase, pour résumer les propos de son invité, que le passé fixait à jamais les choses dans l’espace-temps et que le futur était un océan de possibles. Mais pourquoi en serait-il ainsi ? Qu’est-ce qui nous prouve ça ? qu’est-ce qui nous pousse à le croire ? Pourquoi le « passé » ne se comporterait-il pas exactement comme le « futur » ? En quoi, par exemple sommes-nous certains que l’Entropie, plutôt que de remballer ses effets comme sur une vidéo lue à l’envers, n’entrerait pas également en œuvre lors d’une « remontée du cour du Temps » (dans son acception commune) ? Une force au-delà du temps, qui s’applique quoi qu’il se passe. Si c’était le cas, il serait donc impossible de revenir à la configuration exacte d’un point/évènement que l’on pense fixé à jamais dans le « passé ». Et… n’est-ce pas, de fait, ce qu’on constate chaque jour ? Que les évènements ou autres cycles qui reviennent à nous s’offrent chaque fois sous un jour nouveau ? De par l’entropie et les multiples forces en jeu qui poussent la matière à une incessante transformation, reconfiguration, dispersion ou concentration ? On s’obstine parfois à rechercher l’identité des choses, des évènements ou autres, dans leur similarité, leur exacte ressemblance dans le moindre détail, en tous points pareils, circonscrite à ce que l’on veut/peut considérer pour établir l’équation, mais est-ce que c’est ce que nous enseigne notre propre expérience de l’identité ?
Et si le plus simple, c’était que cette dimension Temps, que les scientifiques ont bien du mal à cerner et définir d’après ce que j’ai pu comprendre, n’existait tout simplement pas ? Que ce serait juste un terme mal dégrossi, fourre-tout, pour décrire les multitudes de dynamiques qui se produisent dans l’Espace au gré des forces en présence, chacune ayant son propre développement dans sa propre temporalité ? Entropie, gravité, force centrifuge, sénescence cellulaire, cycle circadien, cycles en pagaille, désintégration atomique, expansion de l’univers… ; et si le Temps n’était pas autre chose que les dynamiques qui retiennent notre attention, là où on pose notre conscience, qui se transmettent d’une mémoire à une autre et par effet secondaire, nous permettent de tisser des liens causalistes et accessoirement s’organiser ?
Je m’aventure là sur un terrain qui n’est pas le mien, et j’ai conscience de pousser maladroitement des portes déjà ouvertes par d’autres, très savants dans leur domaine, qu’ils soient scientifiques et/ou grands spirituels. Mais après tout, je parle depuis mon expérience sensible d’être humain, chercheur dans le domaine artistique. Finalement vous comprendrez que c’est une affaire de point de vu. Et puis, malgré cette sape d’une idée majeure, nous pouvons bien évidemment continuer à compter des cycles pour mesurer les dynamiques 🙂 Mais nous devons avoir un nouveau rapport à ce qu’on appelle le temps. J’ai le sentiment que c’est important, comme l’envie de dissiper un malentendu titanesque.
Qu’est ce qu’il nous reste du passé ? Des souvenirs, des traces, des enregistrements… mais en quoi cela fixe t-il les choses dans le « temps », une dimension hors de nous, « concrète » mais intangible, où il existerait chaque instant figé ? Est-ce qu’on ne s’encombre pas d’un terme qui est une parfaite construction de notre perception liée à notre capacité d’apprendre et de mémoriser, de considérer des traces d’évènements comme des choses « passées » et « fixées » pas notre rapport causaliste aux choses ?
Le passé, en somme c’est nous qui le définissons, qui le retenons, le fixons. Et si c’était lui aussi un océan de possibles ?… Il est déjà troublant de se dire qu’en approfondissant l’étude des traces de notre passé, qu’il soit à l’échelle géologique, de l’humanité, ou personnelle, nous progressons vers lui dans le futur, ou du moins sa connaissance. Quel sera notre passé demain ? Un passé dynamique en somme, éclairé de telle ou telle façon par nos futures capacités à lire des traces, qu’il s’agisse d’approfondissements ou de remises en causes.
Et le « futur », est-il autre chose que notre capacité à anticiper ? C’est un avatar du passé, sa face causaliste, car ce qui n’est pas anticipable, surgit du présent, jamais du « futur ».
Maintenant imaginez l’espace qui vous entoure sans dimension temporelle, juste une symphonie merveilleuse de dynamiques en action. Faites le sérieusement, puisque vous en êtes arrivés à ce point de la lecture. Sentez ce que ça ouvre. Personnellement je trouve ça vertigineux.
Comprenez… plus de « dimension temps », cet espèce de titan qui contiendrait la totalité de l’histoire de l’univers, passée et à venir. Juste l’Espace et un incessant balais de forces à l’œuvre dans un océan de possibles, avec des traces de ces forces comme témoins de la non fixité des choses. Un temps propre à chacun émanant de soi et de sa perception. Plus de passé, mais des évènements qu’on transporte avec soi. Plus de point fixe, mais des résiliences possibles, car tout ce « passé » à notre portée, et non plus perdu au-loin dans le temps. Plus de question de l’Origine des choses, car tout dans un même Espace, à égalité dans des états variés et changeants.
Sentez à quel point ça vous met en prise avec ce qui vous entoure, en lien direct avec l’Espace et ce qui s’y passe, mais aussi en lien direct avec ce que vous transportez en vous. Plus de Temps ! Cette rivière bien pratique figurant la distance qu’on pensait avoir en la laissant s’écouler, disparaît, révélant toute les merdes, blessures et autres injustices irrésolues charriées par l’Histoire au fil des générations comme autant de choses à considérer comme étant là, présentes, et peut-être du coup à nettoyer, à valoriser, à pardonner sans plus attendre.
Peut-on vivre sans l’idée du Temps ? je dis oui. Cette pensée élargit mon champ de vision chaque fois que je m’y connecte. Elle met en cohérence beaucoup de choses en moi, comment je vie mon rapport à la musique que je génère, d’où elle vient, et comment elle se développe, comment je vie la vie qui est la mienne. Elle me remet dans l’Espace comme une de ses composantes continues, aux états variés et intégrés, et non un instant d’une dimension temporelle que l’on peine à saisir et à définir.
Imaginez… et vous voilà aussi nageant dans l’Espace-Océan des possibles.
_Thomas Baudoin