Tout comme, quand je souhaite expliquer à mes contemporains ce qu’est la chanson traditionnelle, je leur dis de faire plus attention la prochaine fois qu’ils fêtent un anniversaire, je dirai désormais à ceux, plus rares peut-être, qui veulent comprendre le rapport qu’entretiennent certains collecteurs avec le travail d’enregistrement effectué auprès des anciens dans les années 70-80 en France, d’aller voir le spectacle « Blablabla » d’Emmanuelle Lafon.
Seule au plateau, une jeune femme, Armelle Dousset, diffuse à l’aide d’un launchpad de courts enregistrements de voix prises dans notre environnement sonore quotidien. Puis, happée par leur musicalité, elle se prend au jeu de les imiter à voix haute, les répétant jusqu’à y parvenir aussi fidèlement qu’il lui est possible de faire. Même si des différences subsistent, on s’y tromperait ; son timbre se métamorphose, ses inflexions, son rythme, tout colle. Elle délaisse l’outil et se lance alors dans l’incarnation de ces monologues, parfois aidée par des effets audio, zappant d’un extrait à un autre, la voix comme unique guide de sa corporalité, tour à tour bondissante, geignarde, puissante, inquiétante, joyeuse, posée… On reconnaît des films, des émissions, des discours, des youtubeurs anonymes, les annonces du train… On reconnaît aussi beaucoup de notre quotidien dans l’intimité de nos maisons. Et tout se mélange, se succède, avec le même engagement, sans hiérarchie. Apparaissent entre ces extraits d’heureuses coïncidences, qui ne sont en réalité que le fruit du travail attentionné de la chorégraphe pour nous aider à tisser des liens narratifs virtuels entre tout ces matériaux bruts, les rendre intelligibles et susciter de nouvelles perspectives. Le jeune public réagit, parfois reconnaît avec joie l’extrait imité, parfois croit à une invitation et entame un dialogue avec celui-ci. Et parfois il n’a pas la référence, inconnue, et reste à l’affût. J’entendais mon fils de quatre ans à côté de moi se faire écho, répéter avec bonheur « maman », quand la danseuse s’est mise à interpréter l’enfant qui appelle avec insistance sa mère… mise en abîme, caméléons qui se répondent… La source se relativise, ses contours deviennent diffus, se révèle éponge, l’identité en miroir indistinct suspendu au dessus du vide. Effet puissant, jouissif, essentiel.
Le spectacle touche à sa fin, les enregistrements originaux des sons interprétés sont alors diffusés dans un magma sonore qui nous replonge dans ce quotidien si concret, qu’on reconnaît et qu’on croit connaître. Il nous enveloppe instantanément comme un costume qui épouse nos formes en reprenant sa place de fond bruissant coutumier. Je me sens ému. C’est à cet instant que j’ai mesuré toute l’attention et la bienveillance dont avait fait preuve l’équipe qui a créé ce spectacle : précision d’interprétation à l’égard de chacun des matériaux collectés, sans distance, sans ironie, sans jugement, sans caricature, sans se raconter d’histoire. Le temps d’un spectacle on a pris ensemble le soin d’ausculter notre culture, de la savourer dans toute sa glorieuse banalité, d’y prêter attention et de se reconnaître, de la célébrer sous la forme d’une performance remarquable, très intense d’une seule personne qui nous incarne tous à la fois. Rien de plus, rien de moins… A mes yeux c’est un tour de force, car faire prendre de la distance et donner cette profondeur, sans commentaire, ou si peu, à ce brouhaha tout autour de nous, à peine considéré quand on est pris dedans, ce n’est ni facile, ni habituel.
Pourquoi je fais le parallèle avec le collectage des années 70-80 en France ? Parce que, sauf erreur de ma part, le collectage était jusque là, surtout une façon de sauvegarder le patrimoine des vicissitudes du temps, avec parfois quelques échappées savantes pour en tirer des saveurs exotiques. Or dans ces années « Folk », 70-80, des jeunes gens lambda, qui ne sont autres que la génération de nos parents, se sont mis à observer avec attention et sans mépris, le brouhaha culturel autour d’eux, souvent inconsidéré, voire déconsidéré par les gens qui le produisaient eux-même. Ces jeunes étaient souvent à la fois inclus et exclus de cette culture qu’ils interrogeaient, cause d’un saut générationnel pervers : « issus de » mais éloignés par une langue, qu’elle soit occitane ou autre, et/ou des codes qu’ils maîtrisaient peu ou pas. Mais l’enregistrer était à leur portée grâce aux cassettes et non content de collecter, ils se mirent à s’approprier ces matériaux, pour ce qu’ils étaient, en extraire ce qui les intéressait, les restituer, leur donnant corps, les valoriser en les donnant à entendre dans des circonstances nouvelles, et leur donner la chance d’être considérés, aimés, célébrés et remis en jeu.
Tout n’est que « blablabla », ce superficiel profondément collé à nos identités, voué à disparaître à plus ou moins long terme. Sa beauté réside dans l’attention aimante qu’on y porte et notre volonté de la partager.
Thomas Baudoin
OUI, c’est à la fois « que » ça et « tout » ça.
Nous cherchions le plafond de la chapelle Sixtine de Michel-Ange et nous nous sommes trouvés devant le Palais du Facteur Cheval… D’un seul coup tout notre univers a été chamboulé, nous avions perdu toutes références, tout était à reconstruire mentalement sur des bases totalement différentes !
Thomas insiste très justement sur « l’éloignement linguistique et la non maitrise des codes culturels ». Alors même que nous étions plongés dans « notre » territoire et « notre » culture nous constations que la transmission n’avait été que partielle et nous n’en avions pas conscience jusqu’alors !
Cette recherche autour d’une mémoire oubliée, ou trop souvent volontairement occultée, est la base même du travail de collecte de notre génération.
Ça a pris beaucoup de temps, des tentatives ratées, des confusions, des incompréhensions. Après chacun en a fait ce qu’il voulait ou pouvait en faire, aucun ancien n’étant plus là pour confirmer ou infirmer leurs choix.
Pour ma part j’ai tout misé sur l’auto-cohérence culturelle et le « principe de simplicité », appelé aussi « rasoir d’Ockham », selon lequel, lorsque plusieurs options aboutissent à un résultat correct, la plus simple est la meilleure.
Un vieux proverbe le résume de façon bien plus simple : « Inutile de tortiller du « c… » pour « ch…r » droit ». Une excellente illustration dudit principe ! ;- ))
Collecter était indispensable, ne rien en faire de peur de se tromper signerait la mort de notre culture.
La « tradition » a trop souvent été présentée, au moins implicitement, comme statique alors que tout mon collectage montre qu’elle a toujours été dynamique… un mouvement souvent lent mais un mouvement.