Ça a commencé quand il s’est agi de remplir les papiers de ma fille pour le collège en septembre de cette année, et de renseigner la rubrique « Catégorie socio-professionnelle du père ». Bizarrement j’avais jamais vraiment cherché à savoir si j’appartenais à une catégorie socioprofessionnelle. Jusqu’à présent j’avais réussi à esquiver la question, Dieu sait comment… peut-être parce que tout ce qui ressemble à du recensement me paraît inapproprié pour cerner mes activités, et que j’estime que ce n’est pas mon travail de chercher plus loin.
Artiste ? Musicien ? Touche à tout ? Expérimentateur ?
Distillateur de rêveries ? Amuseur public ? Catalyseur d’émotions ?
Agitateur de conscience ? Chantre des valeurs culturelles du pays ?
Animateur de mariages ? Chômeur longue durée à durée indéterminée ?
Intermittent ?
Sans aucune obligation de cocher ces cases qui me laissent de marbre, je leur tourne le dos et trace mon chemin, mais là fallait s’y coller, j’avais envie de bien faire pour que ma fille ait un père qui rentre dans une catégorie socioprofessionnelle, comme tout le monde.
Devaient avoir oublié personne, donc j’ai scruté la liste, une, deux, trois fois, sans y trouver mon activité, et j’étais presque à cocher la case « Chômeur sans aucune activité » quand je me suis dit que j’avais dû louper un truc… Google mon ami, dis moi qui je suis, cherche : « intermittent musicien catégorie socioprofessionnelle », et me voilà averti que j’appartiens à la catégorie des « Cadres et professions intellectuelles supérieures ». Passé le très bref instant d’orgueil imbécile de recevoir une telle promotion – catégorie « intellectuelle supérieure » ça claque tout de même – j’ai très vite pensé « ah bon ?! qu’est-ce que c’est encore que ce classement… », parce qu’en perspective j’avais simultanément à l’esprit mon compte en banque qui n’est positif qu’entre le 8 et le 16 du mois quand j’ai peu d’activité rémunérée. Certes, j’ai fait des études de biologie, longues et inutiles a priori pour ce que je fais maintenant, mais c’est bien la seule chose qui me rapproche de ce que j’imagine être un profil de ce type. Bon… j’ai coché la case 3 en me disant que j’avais finalement trouvé, et que ça ferait toujours bien sur le dossier de ma fille…
Et puis j’ai vu passer cette série de cours du Collège de France à la radio « Comment achever une oeuvre ? Travail et processus de création » peu de temps après. Attiré par ce titre j’ai écouté l’introduction qui s’est révélée, contre toute attente, parfaitement éclairante sur le métier d’artiste, son statut, ses postures, ses nécessités, sa réalité sociale. Les chiffres sont foutrement éloquents, les résultats des analyses et les questions que soulève Pierre-Michel Menger et les gens qu’il cite, encore plus, je vous la conseille. Je m’y retrouve, pour le coup, parfaitement. On y apprend que pour cette fameuse catégorie socioprofessionnelle, l’artiste est la profession de tous les records et de toutes les étrangetés au beau milieu des autres métiers classés avec elle, et en résumé « suicidaire » économiquement parlant en comparaison. À se demander ce qu’elle fait là… ce qui va dans le sens de mon ressenti de « classement contre intuitif » en trouvant ma profession à cet endroit. Mais bon, soit, fallait bien nous caser quelque part, entre la poire et le fromage, là oui pourquoi pas, intellectuel, ok.
En écoutant ce cour j’y ai appris, parmi d’autres choses du genre, les origines de la posture « aristocratique » de l’artiste qui « vie pour l’art », pouvant aller jusqu’à mépriser le goût douteux des laborieux qui triment pour manger. Tout ceci m’a paru éclairant sur un tas de stéréotypes que les professions artistiques se trimbalent, véhiculés et confirmés par les artistes eux-même bien souvent. L’artiste tel qu’on le connaît aujourd’hui est une construction datant du romantisme. Même son « besoin » de se singulariser en permanence (ce qui lui est maintenant demandé de façon structurelle), vient de là. Ça m’a mis en face d’un drôle de miroir, faisant écho à certains malaises ressentis jalonnant cette échappée sauvage qu’est ma vocation de vivre d’un « art » et faire vibrer. « Échappée sauvage » classée en 3 par l’INSEE, et finalement très cadrée par cette figure de l’artiste romantique…
Comment s’en abstraire quand c’est tout un système qui s’est bâti autour ? Chaque année on nous demande de nouvelles créations : par exemple pour des établissement scolaires, il faut présenter du neuf, même si on argumente que certains projets mériteraient de s’inscrire dans la durée, sur des générations d’élèves, pour ancrer des pratiques culturelles. Ou encore présenter une actualité sous l’aspect d’un nouvel album, issu d’une nouvelle création, assortie d’une nouvelle photo de groupe (vous savez, celle où on voit nos tronches, dans une mise en scène permettant de nous singulariser au milieu de tout un tas d’autres photos de groupes du même genre). Et nécessité faisant loi, on s’y plie sous peine d’être rejeté. Il y a aussi les propositions de cessions à 500 euros dans de grands festivals, là où on aurait besoin de couvrir l’emploi de six musiciens et d’un ingé son. Vous comprenez… « vivre pour l’art »… alors du coup c’est pas si malhonnête comme proposition.
Et je subie ça, cette représentation bien installée de ma profession, qui pèse sur ce qui est pour moi aussi une raison d’être. J’ai entendu un rappeur Français dire que l’artiste est là pour ensemencer les imaginaires, faire entrevoir d’autres possibles. Ça sonne bien. L’artiste serait alors en mission pour éveiller les masses ? Mais est-ce vraiment notre rôle ? Et si c’était encore une méprise sur notre place trop souvent fantasmée par tous ? Encore une vision issue du romantisme… ce que nous faisons n’est jamais que d’animer des émotions humaines intangibles et partager des richesses immatérielles.
Je suis d’accord pour parfois endosser ce rôle de repousseur de limites de l’imaginaire commun, l’assumer même totalement, mais ce n’est jamais qu’une invitation à considérer des valeurs culturelles humaines que nous avons tous à notre disposition, à condition de les placer au centre de nos préoccupations, à leur accorder de l’importance. Artiste, voilà un métier bien inconfortable dans une société où la valeur argent et l’économie font loi, où la réussite d’une vie ou non est bien souvent lié à la réussite matérielle et au conformisme…
Thomas Baudoin