Pagans et Hart Brut : Une communauté de créateurs
Le webzine Rythmes Croisés nous ouvre ses colonnes…
Dix ans déjà que la FAMILHA ARTÚS, dont la démarche fusionne le folk gascon et les musiques aventurières et expérimentales, s’est agrandie avec la création de son label Pagans. Deux ans plus tard, elle accouchait de l’association Hart Brut, la “Compagnie artistique radicale de Gascogne” qui produit et qui diffuse les projets artistiques, culturels et pédagogiques des artistes qui la composent. Outre les productions d’ARTÚS, le désormais incontournable label Pagans compte de nombreuses références distribuées sur Bandcamp en format numérique, CD et/ou vinyle : XARNEGE, FEIZ NOZ MOC’H, D’EN HAUT, ARONDE, LA CLEDA, CANICULA, LES POUFS A CORDES, PÈIRE BOISSIÈRA…, ainsi que la bande originale composée par ARTÚS du documentaire L’Intérêt général & moi, réalisé par Sophie METRICH et Julien MILANESI, disponible sous forme de coffret CD/DVD.
Depuis la réédition fin 2019 de l’album du CHOC DES ĖLECTRONS LIBRES (ARTÚS + NIOU BARDOPHONES) sous forme d’un luxueux double LP, ce sont six nouvelles productions qui ont vu le jour : le disque éponyme de SUPER PARQUET et son psyché folk dansant, Puput du trio vocal et percussif COCANHA, CERC, le nouvel opus d’ARTÚS, les Chants de Femmes des Asturies de MUGA, OR/OS du duo poétique LA PREYRA et quatre morceaux numériques du duo AÈDES, né de la rencontre des voix et percussions de Lutxi ACHIARY et Thomas BAUDOIN.
Même si depuis plus de trois mois, les spectacles vivants ne peuvent plus se produire sur scène à la rencontre de leur public, un Covid-19 ne saurait arrêter la créativité des acteurs de Pagans/Hart Brut.
Pour RYTHMES CROISÉS, Laurent MOULÉDOUS, chargé de production, et les Artusiens Nicolas GODIN, Romain et Thomas BAUDOIN font le point sur les activités de cette grande famille artistique et culturelle.
ARTÚS va avoir 20 ans. Vous avez depuis fondé le label Pagans puis la compagnie artistique Hart Brut. Comment est né Pagans et quelle a été sa première production ?
Le label aura 10 ans en septembre cette année. Il a pris racine à l’occasion de la sortie de notre album Drac, pour assurer sa distribution numérique, en créant une page sur la plateforme Bandcamp dont on commençait à entendre parler. Sans réel succès jusqu’alors dans la recherche d’un label pour nous accueillir (notre collaboration avec le label Folklore de la Zone Mondiale s’avérant foireuse), l’optique était de s’affranchir de ceux qui tiennent les cordons de la bourse, et de porter nous-même tous les projets dans lesquels les musiciens d’ARTÚS s’investissaient, ainsi que les albums des groupes pour lesquels on avait une affection particulière. Le premier album produit par le label, qui porte donc la référence PAG001, c’est Folk Off, de feu KAT ÇA-i, composé à l’époque de Romain et Matèu BAUDOIN.
Pagans a un large catalogue. Combien de productions avez-vous ? Certaines disponibles en numérique, en CD et/ou en LP. Comment se fait le choix du support ?
En ce premier semestre 2020, on est à la référence PAG026, mais si on compte les références qui n’ont pas de support physique et celles qui ont fait l’objet d’une collaboration avec d’autres labels, c’est plus d’une quarantaine de productions. Le support, comme le nombre d’exemplaires, se décident en fonction du budget, de l’actualité du groupe, des occasions de vendre des albums sur des concerts, de notre budget pour en faire la promotion, etc. Certains restent numériques car il s’agit de projets éphémères.
Le « look » des albums est particulièrement soigné. Avez-vous une équipe qui assure le graphisme, toute la création (pochettes, livrets, t-shirts, badges) qui accompagne la musique ?
Pour ce qui est d’ARTÚS, depuis 2007 c’est Thomas BAUDOIN qui fait tous les visuels et pochettes des albums, mis à part pour CERC : le visuel de couverture est le détail d’une peinture de Lydie ARICKX qu’elle a réalisée lors d’un de nos concerts. Et pour les autres albums du label, depuis 2019 c’est Nicolas GODIN qui réalise les pochettes, souvent à partir d’œuvres d’autres artistes, mais aussi à partir de ses propres photographies. Et nous avons récemment collaboré avec Jean-Marc SAINT-PAUL qui a réalisé la pochette de Puput de COCANHA (à partir d’une illustration de Rodin KAUFMANN) et celle du Choc des Électrons Libres. Pour résumer, l’équipe fixe qui donne son aval sur les aspects graphiques, c’est Nicolas et Thomas.
Question merch, on externalise avec des sites à la demande, pour des raisons de finances et de stockage : on a de très petits moyens. Parfois on fait des séries de t-shirts pour vendre directement sur les concerts. C’est une source d’argent minime pour nous, mais on sait que c’est une source de satisfaction pour les gens qui aiment notre travail, du coup on propose ces objets de cette manière.
Envisagez-vous d’ajouter la création de masques au merchandising ? 😉
Question brûlante d’actualité, les masques… on ne sait pas trop quoi en penser. Beaucoup de groupes se sont lancés à en faire, des grosses prod. Y’a un aspect opportuniste là-dedans, très en lien avec ce capitalisme destructeur, cynique, qui nous dérange et, d’un autre côté, on vend aussi des t-shirts en coton non-bio/non-équitables/etc. qui sont tout aussi nocifs, et on pourrait s’en passer. On ne donnera pas de leçon donc… ni nous engouffrerons là-dedans.
La grande majorité des albums sont en licence Creative Commons. Qu’apporte cette licence ? Quelle est la différence avec la Sacem ? Pourquoi ce choix ?
Ce choix est à la base des idéaux qui ont déterminé la trajectoire du groupe ARTÚS et du label PAGANS qu’il a fondé. Les licences ouvertes sont ce que nous cherchions pour garantir la liberté d’autrui de s’inspirer et partager notre travail sans qu’il ait automatiquement des droits à nous reverser pour en faire usage. La plupart des thèmes joués à l’époque par ARTÚS, sont issus du répertoire traditionnel gascon, des airs sans auteurs connus ou tombés depuis longtemps dans le domaine public. Il était insensé de poser des verrous là où ceux qui nous ont précédés ne se sont pas arrogés ce droit, laissant ces mélodies aller aux quatre vents, que ce soit au niveau des compositions ou des arrangements.
Après un bref passage à la SACEM pour certains d’entre nous, au tout début du groupe, ils ont rapidement quitté le navire. Pour autant “Licence Creative Commons” ne signifie pas “libre de droit”, mais signifie qu’on peut gérer soi-même les termes du partage et des modifications possibles sur nos œuvres.
La SACEM ne propose que depuis très peu la possibilité aux artistes d’intégrer des licences Creatives Commons à leurs travaux tout en demeurant sociétaire. Avant ça, il était tout simplement impossible en étant adhérent de céder ses droits sur certaines de ses œuvres pour les utilisations qu’on voulait soutenir.
Et puis… la propriété intellectuelle est une belle saloperie quand on y réfléchit : le monde matérialiste étendu au monde des idées, des palissades dans le crâne d’où rien ne pourrait entrer ni sortir, sauf moyennant argent. Alors comment ce qui s’y trouve a pu y entrer ? L’inspiration vient d’où ? Est-on condamnés à l’originalité, à la créativité ex-nihilo ? L’œuvre commence et se termine où exactement ? … La culture est une source d’enrichissement intellectuel qui ne vaut que si de multiples regards se croisent et participent à son évolution.
La boutique en ligne de Pagans est sur Bandcamp où les disques sont en vente mais aussi en écoute gratuite. Pourquoi avoir choisi Bandcamp ? Ce site verse-t-il des droits pour les écoutes gratuites ? Est-ce une bonne vitrine pour le label ?
On ne peut pas toujours être au four et au moulin, multiplier les compétences de toutes sortes ; pouvoir déléguer certains aspects est essentiel, car la plupart d’entre nous mène également une carrière artistique. La proposition de ce site, après lecture de quelques articles à son sujet, nous a semblé une excellente alternative pour la gestion de la vente numérique et, par extension, la vente physique.
Au contraire des distributeurs numériques habituels qui fournissent à un nombre improbable de plateformes en ligne de la musique – dont les bénéfices sont ventilés sur un nombre tout aussi improbables d’intermédiaires pour finir par laisser des miettes à ceux qui l’ont créée – , Bandcamp fourni un espace fixe et gère toute la partie technique liée au téléchargement en prenant un pourcentage sur les ventes. De plus, c’était (c’est encore ?) un des rares sites qui permet d’intégrer les licences Creative Commons aux morceaux qu’on y upload, l’option est même activée par défaut, ce qui en a fait peut-être un bon outil de promotion de ces licences ouvertes.
C’est aussi un bon outil qui facilite la gestion de la communication envers les acheteurs et les envois physiques. Le pourcentage est justifié par les services qu’ils nous rendent. Et puis, on a le sentiment qu’ils se soucient des artistes, et du fait que tout le monde s’y retrouve. C’est une équipe qui a régulièrement des gestes envers leurs utilisateurs. Pendant la crise du Covid-19, ils ont organisé plusieurs journées durant lesquelles ils laissaient l’entièreté des recettes aux artistes. C’est une bonne vitrine, oui, car c’est devenu une communauté très vaste, interconnectée, et un site bien identifié par les gens, on trouve.
La mise en écoute gratuite des albums ne dépend pas d’eux ; c’est un choix des artistes/labels de mettre tout ou partie, ou rien. Le streaming n’est pas rémunéré, il n’est même pas particulièrement encouragé par Bandcamp qui veut s’assurer en premier lieu que les pages génèrent des revenus en vendant les fichiers qu’ils hébergent. On a droit à un certain nombre d’écoutes gratuites qui s’accroît en fonction des ventes qu’on fait. Même si on débute, le chiffre est suffisamment large pour que ce soit confortable, mais au-delà, la page empêcherait plus d’écoute s’il n’y avait aucune activité de vente, quelle qu’elle soit. On peut aussi mettre une alerte après un certain nombre de lectures gratuites par un même utilisateur pour l’inciter à acheter l’album écouté en ligne, mais c’est une option que nous avons désactivée, préférant promouvoir notre musique par son écoute libre, et laissant le choix aux visiteurs de nous soutenir en nous versant de l’argent, ce qui commence a être intégré dans leurs comportements.
Pagans sort actuellement presque un album par mois. Avez-vous beaucoup de demandes pour produire des albums ? Invitez-vous des artistes à venir enregistrer ? Comment fonctionnez-vous ?
La plus grosse partie, c’est quand même les artistes qui viennent nous solliciter. En général, ce sont des musiciens que l’on connaît de près ou de loin, voire des amis. Et ces derniers temps on a eu pas mal de demandes auxquelles on a répondu positivement ! D’ailleurs, c’est un peu trop au niveau du boulot que ça représente et aussi au niveau financier. On va essayer de ralentir le rythme à partir de 2021, d’étaler un peu plus les sorties. La quasi totalité du travail pour Pagans est effectuée bénévolement et en terme de temps de travail, ça représente beaucoup plus qu’un poste à temps plein. On se structure de plus en plus en faisant tout pour rentrer dans les clous de la convention collective liée aux labels musicaux ; ça prends du temps, on apprend plein de choses, on fait des erreurs, on avance lentement, mais sûrement.
Vous réalisez également des clips. Faites-vous appel à une structure extérieure ?
Le financement des clips est très variable, tout autant que les structures qui les portent. Ce peut être Pagans, Hart Brut, Dardalh… Les vidéos sont parfois réalisées par des membres de ces structures, parfois nous faisons appel à des réalisateurs extérieurs.
En parallèle du label, il y a la compagnie Hart Brut que vous avez fondée en plus de Pagans, et un lieu, La Ferronerie. Cela vous permet-il d’être indépendants ? Quelles sont vos activités au sein de Hart Brut ?
Oui, La Ferronnerie est un lieu dont nous partageons les locaux avec le label À Tant Rêver Du Roi. Mis à part un loyer que nous payons tous les mois, ça nous permet d’y produire toute la musique qui nous passe par la tête sans être contraints par son financement.
La compagnie Hart Brut porte ce loyer, c’est la structure que nous avons monté pour diffuser les groupes qui la composent et pour payer les salaires des artistes. Elle assure aussi le montage des budgets de nos projets et c’est notre interface avec les nombreuses fédérations dans lesquelles nous nous impliquons. Et oui, nous avons jusqu’à présent un belle part d’autofinancement, même si nous faisons aussi appel à des subventions que ce soit au niveau local, régional et national. L’indépendance fait partie de nos fondamentaux et nous faisons au mieux pour garder ce cap, tout en veillant à dégager des salaires pour ceux qui travaillent pour nous.
Parmi les actions culturelles vous mentionnez sur le site des ateliers d’impro et la résidence de création Va Sampler ta Grand-Mère. Ces actions se poursuivent-elles ? Y en a-t-il d’autres ?
“Aci e adara” est un jeu musical que nous pratiquons encore pour nous, car il permet d’entretenir un lien direct avec la transmission orale qui est à la base de nos pratiques de musiciens “traditionnels”. Parfois on le partage avec d’autres pour des raisons pédagogiques ou pour amorcer des rencontres de musique impro.
Va sampler ta grand-mère est plus un témoignage par la pratique de notre manière de créer en lien avec le patrimoine culturel immatériel. On le propose toujours comme une rencontre possible, il se fait en fonction de la demande.
Ces deux projets font partie d’une démarche d’éducation populaire que nous avons depuis le début mais que nous n’avons malheureusement plus le temps de promouvoir… Ça reviendra !
Depuis début mars, les concerts et spectacles sont suspendus pour une durée indéterminée. Est-ce votre activité principale ? Êtes-vous tou.te.s intermittent.e.s dans ces structures ?
Notre activité principale est la création, mais créer sans jamais se produire c’est frustrant !!! De notre coté, la plupart des concerts sont reportés, rarement annulés, mais c’est une drôle de période surtout que nous avons un nouvel album CERC qui est sorti fin-mars, en plein Covid-19 et que nous ne pouvons pas le défendre sur scène pour le moment… En plus, en parallèle on attaque la suite de cette aventure sur le monde souterrain avec une performance, CREC, qui se jouera à partir de février 2021. On danse donc sur plusieurs pieds et c’est difficile de savoir qui/quoi jouera finalement quand ?!? mais on essaie de rester concentrés sur la création sans trop se soucier de la diffusion. On sait que ceux qui bossent pour nous font leur maximum et c’est déjà énorme.
Le gros avantage de notre structuration (Hart Brut/Pagans) c’est que nous arrivons tous et toutes à être et à rester intermittents, que ce soit les administratifs (Laurent le chargé de production est même en CDI), les techniciens et les artistes. Ça représente une quinzaine d’emplois ! C’est beau car, avec les esthétiques que nous défendons, il n’est pas facile de générer assez de marges pour déclarer tout le monde, mais on est très solidaires et organisés et on optimise tous nos revenus pour que personne ne reste sur la touche.
Quel est l’impact de cet arrêt pour la compagnie, le label et pour vous ? Les partenaires financiers se sont-ils manifestés depuis le confinement ?
Globalement on est habitué à gérer la misère, à faire beaucoup avec peu… Notre compagnie Hart Brut est une organisation très sobre, avec quelques financeurs qui, oui, nous soutiennent pendant la crise (DRAC et Région Nouvelle-Aquitaine notamment). Entre les aides spéciales de l’État, nos subventions habituelles et notre trésorerie accumulée patiemment depuis des années, si la crise ne s’aggrave pas, Hart Brut n’est pas en danger.
C’est surtout le maintient des intermittents, artistes et techniciens, qui nous préoccupe. On peut rappeler ici l’importance de ce statut ! On attend avec impatience les nouvelles mesures qui vont arriver. Et surtout le détail de leur calcul, car le système de l’intermittence est très complexe : une mesure qui paraît bonne peut être catastrophique dans son application. Parfois on se demande si c’est un manque de compétence des décideurs et de leurs équipes ou s’ils le font exprès… ou si tout simplement ils ne cherchent pas juste à séduire l’opinion publique en faisant une fois de plus passer les précaires pour des profiteurs jamais contents. Cela dit, là encore notre petite organisation maintenant bien huilée fait qu’on devrait pouvoir maintenir à flot tout le monde.
Le label Pagans est une toute petite structure, 100% bénévole, donc il suffit de ralentir le rythme et ça va passer. En plus on constate une forte augmentation de nos ventes depuis la sortie du dernier SUPER PARQUET en octobre dernier, et on a enchaîné les sorties de “nos locomotives” depuis ! Enfin, tout ça est relatif, on parle de quelques milliers d’Euros là… En parallèle, on fait de mieux en mieux les choses depuis 1 ou 2 ans, on est plus organisés, avec une meilleure promo, on a quelques financements, donc tout ça nous permet de passer l’orage. Mais il faudra voir à la fin de la crise, surtout si on ne peut pas reprendre les concerts qui représentent habituellement 60% de nos ventes.
On peut ici aussi préciser que notre milieu musical est bien organisé et solidaire à travers des réseaux régionaux (le RIM pour nous), des fédérations nationales (la FAMDT pour nos esthétiques) et des syndicats (le SMA pour les structures, SUD par exemple pour les employés)… Tous se sont mobilisés, ont soutenu et accompagné leurs adhérents, dialogués ou mis la pression au niveau des institutions, et continuent à faire le boulot pour venir en aide à tout le monde et défendre les richesses culturelles et artistiques qui nous sont chères !
_entretien réalisé par courriel début juin 2020 par Sylvie Hamon
à retrouver sur le site de Rythmes Croisés.
Et ici la chronique du dernier album CERC d’Artús.