Billet d’humeur #44 | 27/05/2021 par Thomas Baudoin

Alexandre, Gabrielle, Joseph « Gaston », Marie, Nicolas, Marie (encore), Jean, Marguerite… Au niveau de mes arrières grands-parents, mon existence engage celle de 8 personnes. À la génération d’avant, ce chiffre est doublé, passant à 16, et c’est doublé chaque fois qu’on remonte d’une génération. Ainsi on peut considérer, sauf accident, que mon existence présuppose celle de 4 094 personnes au total à une distance de 11 générations avant la mienne (je dis 11 car c’est le plus loin que j’ai pu remonter, et ma collec de cartes Pokemon à ce niveau est bien loin d’être complète…). De quoi choper le melon me direz-vous : tous ces gens qui ont donné de leur personne pour en arriver à moi, c’est classe… Mais bon, faut dire que je ne suis pas le seul descendant, ils en ont fait beaucoup, distribuant les frangins/frangines et autres cousin.e.s plus ou moins éloignés en veux-tu en voilà. L’ensemble forme un maillage complexe de liens familiaux, riche et fourni quel que soit l’étage que l’on considère. Et si comme moi vous accordez plus d’importance aux dynamiques qu’au temps qui « coulerait » autour de nous, vous comprendrez la fascination que je peux éprouver face à ce passage de relais génétique, cette propagation d’organismes via la reproduction, ce maillage à la fois dense, organisé et parfois chaotique qui amène de nouvelles personnes à naître.
Quand j’ai travaillé sur l’arbre généalogique familial j’ai été frappé par ça : à la fois l’insignifiance et l’importance cruciale de chaque individu dans ce passage de relais qu’est la vie, et le tissage qui amène à chacun d’entre nous et se poursuit parfois. J’y ai vu moins un arbre que des cercles de propagation d’ondes, comme il se produit lorsqu’il pleut à la surface de l’eau, des cercles qui se propagent et se coupent, chacun d’entre nous naissant à chaque fois qu’à lieu un croisement, créant un fourmillement dans toutes les directions.

Et ce qui est valable pour le relais génétique, l’est tout autant pour le relais culturel. Les « vieux » (entendez « ceux qui ont existé avant nous » et parfois en même temps que nous), nous ont transmis, parfois par leur seule existence, sans nécessairement de volonté de leur part, ce qu’ils étaient, ce qu’ils savaient faire, ce qu’il croyaient et transportaient en eux. Des exemples en sommes, que l’on peut suivre et/ou critiquer pour poursuivre cette aventure qu’est la vie.

Alexis, Félix, Jeanty, André, Pascal, Robert, Lucien, Pierre, Jean-Claude, Marie-Claude, Rosine, Pèire… Ne font pas partie de mon arbre généalogique, mais ont contribué à me passer tout autant le relais culturel qui m’anime et ont compté pour faire aujourd’hui de moi un musicien professionnel issu des pratiques traditionnelles. Je n’oublie pas qu’ils ne sont qu’une infime partie, la partie émergée de l’iceberg, et encore ! Juste celle qui concerne la partie occitane que je transporte avec moi. On notera moins de prénoms féminins que dans ma première liste : non pas qu’il n’y en ait pas, bien évidemment, mais malheureusement, faire sa place dans les références historiques, même à un niveau plus local est une gageure pour les femmes, et j’espère bien que d’autres prénoms remonteront à la surface, plutôt que de continuer d’opérer en arrière-plan.

Ce passage de relais culturel on s’en rend compte quand on demande à une grand-mère ou un grand-père de nous chanter une chanson de son enfance, une que lui chantait sa mère ou son père. Quelle magnifique résurgence on a là : une chanson qui remonte à la mémoire et vient se poser dans une autre mémoire qui choisira ou pas de la distribuer à une autre, en la gardant tout au fond de soi, ou en l’exprimant autour d’elle. Quelle surprise parfois de se rendre compte que cette chanson est dans une langue qui nous est étrangère. Chez moi, en Gascogne, c’est souvent en occitan que ça se passe. J’ai eu la chance par exemple de comprendre que mon arrière grand-père landais n’avait pas la même langue maternelle que moi. Combien d’entre nous en ont vraiment conscience de ça ? je veux dire, au-delà de le savoir ? Sentent au fond de leur être que dans leur famille, et autour d’elle, un changement de langue maternelle a pu avoir lieu, créant parfois un abysse culturel entre des générations, une plaie béante de communication verbale et non verbale ?

J’écris ici à l’heure où d’autres vieux, bien à l’abri dans les institutions nationales, censurent la loi Molac, en interdisant l’apprentissage des langues régionales par immersion tout en assurant vouloir les promouvoir. Autant dire empêcher une méthode, dont j’ai bénéficié à la faculté, extrêmement efficace, tout en assurant qu’on va bien trouver à se démerder autrement pour développer l’enseignement de ces langues. Pour l’image, pensez qu’on vous interdise d’utiliser un marteau pour planter un clou tout en vous assurant que vous vous en tirerez aussi bien en utilisant un tournevis… Y a de quoi ronger son frein et la dignité qu’on peut éprouver à porter cette langue et culture, en prendre un sérieux coup au moral.

Car si je parle de tout ça, là où je veux en venir, c’est bien pour parler de dignité et de respect, dignité des vieux notamment, et à travers eux, la mienne, la nôtre.

J’ai écouté un bout d’interview de Philippe De Villiers sur Thinkerview (https://www.youtube.com/watch?v=q1Lm9aS0Oxg). Le format de cette chaîne est parfait pour rendre entendable n’importe quel intervenant, car on y voit se déployer leur façon de penser, qu’on soit d’accord ou pas avec lui ou elle. Et c’était très intéressant de voir son rapport intime à l’histoire et à son ascendance. Il y parlait de pouvoir se référer à des figures ancestrales, qu’elles soient familiales ou culturelles. De construire ainsi sa fierté d’être français, d’appartenir à un flux historique, de faire suite à des figures rendues légendaires pour s’appuyer dessus. Et je ne peux qu’être d’accord avec lui (si si, ça m’a surpris moi-même). Lui voulait ressembler à son père, je ne sais pas à quel point, mais je peux dire en un sens qu’il en va de même pour moi… mais au mien, pas au sien… et je veux pouvoir me référer à toutes les figures ancestrales familiales et/ou culturelles qui donnent un sens à mon existence et créer mes propres points d’appui, en faisant fonctionner mon esprit critique, en toute connaissance de cause.
Mais sans déconner, vous la connaissez bien, vous, votre histoire ?! je veux dire, à part celle des bouquins de l’école ? je parle de celle qui entoure votre existence, je parle de l’histoire des gens qui ont conduit à vous ? Et puis ça vous donne envie, vous, de vous référer à papi ou mamie gâteux qu’on plante tel un légume dans un EHPAD en attendant qu’il ou elle flétrisse complètement et en sorte à l’horizontale ? Belle perspective pour soi-même, joli modèle…

C’est exprimé de façon raide, et je caricature, comprenez que je ne condamne pas les EHPAD qui font ce qu’ils peuvent et occupent leur fonction. Je constate juste que d’un côté on a des De Villiers qui aimeraient qu’on se réfère à nos ancêtres pour bomber le torse et avancer dans la vie, qu’on soit fiers, et d’un autre côté je vois à quel point nos ancêtres directs sont maltraités de façon structurelle par notre société, que nos histoires locales sont méprisées, méconnues (sauf pour apporter un peu d’exotisme télévisuel), reléguées aux seuls spécialistes, et que l’État poursuit à travers une poignée d’individus le ralentissement constant de la transmission de leurs idiomes vernaculaires, repoussant ainsi toujours plus loin la possibilité de recoudre la plaie béante susmentionnée.

Vieillir, témoigner de son histoire, continuer à passer le relais, être exemplaire, tout ceci nous le faisons, parfois consciemment et la plupart du temps malgré soi. Ce qu’on transmet nous échappe et c’est tant mieux : qu’on le veuille ou non, nos vies sont inspirantes pour autrui, qui pourra choisir de s’en rapprocher ou s’en éloigner. Faut-il encore que ce rapport puisse exister entre générations, dans des conditions optimales et tirer tout le monde vers le haut, et ceci du début à la fin de nos existences. Car au final, ce qui importe ce sont la qualité et la richesse du lien et des moments partagés.

Une de mes grands-mères à eu la chance de bénéficier jusqu’à sa mort au maintient à domicile, ce qui relève d’un dévouement complet de ses deux filles à la retraite et de toute une équipe de professionnelles. J’ai vu quelqu’un finir sa vie aussi dignement que possible, entourée de son chez elle et de ses proches : une véritable chance. Pour autant, ce service essentiel aux personnes âgées est en crise, il a peu évolué depuis sa mise en place : manque de moyens, manque d’argent, manque de temps, manque de cadre cohérent, manque de reconnaissance de l’engagement que ça demande, manque de formation… et malgré ça, économies sur la tête des bénéficiaires et des agents autant que faire se peut. La dignité ne devrait pas avoir de prix. J’ai eu indirectement le témoignage d’une mamie qui s’interrogeait et a pris conscience du salaire de misère que reçoit l’aide à domicile qui vient l’assister et la stimule en s’intéressant vraiment à elle, durant les quelques heures assignées par la structure qui l’emploie. Elle était accablée d’avoir cotisé toute sa vie pour si peu, à tous les niveaux. C’est ce qui nous attend tous (je parle du commun des mortels), dans le meilleur des cas, à plus ou moins long terme si rien ne bouge.

Maud, Flore, Aurore, Marie, Nadia, Cindy, Erico, Gaëlle, Julie, Danielle, Nicolas, Cathy… Voilà encore une autre liste non exhaustive, celle des aides à domicile. Des gens exemplaires eux aussi. Là il s’agit pour beaucoup de femmes, et j’espère que je pourrai bientôt y citer autant d’hommes. La plupart sont dans des situations précaires, trop souvent considérées à tort comme des « bonniches », et pourtant occupent à l’évidence un rôle social crucial et sensible auprès des personnes âgées qui est parfois similaire au niveau humain et intimité à celui qu’ont pu occuper en leur temps leurs propres parents.
Si vous souhaitez en savoir plus, écoutez le documentaire sur France culture : https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/a-votre-service-44-aides-a-domicile-expertes-en-dependance
Et signez la pétition du Collectif National La Force Invisible des Aides à Domicile, soutenez leur combat qui est au final celui de tous : https://www.change.org/p/mr-macron-aidez-nous-a-sauver-le-secteur-de-l-aide-a-domicile

_Thomas Baudoin

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