LO FILME « ARREHAR » per Thierry Moinet : www.youtube.com/watch?v=IgmJzf19XYY
« ARREHAR »
recommencer
Entre 1965 et 1966, deux ethnomusicologues françaises, Claudie Marcel Dubois et Marie Marguerite Pichonnet Andral, responsables de la phonothèque et du laboratoire d’ethnomusicologie du Musée National des Arts et Traditions Populaires (aujourd’hui Mucem) ont effectué des campagnes de collecte dans les Landes de Gascogne afin de recueillir les pratiques sonores communautaires de cette région.
Après deux années de collecte, elles sont retournées à Paris riches de 814 archives sonores, 694 photographies et 1202 notes manuscrites et dactylographiées.
C’est dans ce vaste fonds que je me suis immergé.
Ce sont ces sources que je vous présente ici très partiellement, non plus comme de simples objets d’étude, mais comme oeuvres d’art à part entière.
J’ai souhaité ne pas les modifier.
Je les ai conservées telles que je les ai découvertes, bruissantes de rugosités, d’imperfections, mais aussi intègres et d’une beauté que je qualifierais d’intrinsèque.
En les accueillant au sein de mon propre matériau sonore, je les laisse s’exprimer, je les accompagne, je dialogue avec elles et j’essaie, à ma mesure, de les incarner afin qu’elles accueillent, à leur tour, ma musique dans leur propre matériau sonore.
J’aime écouter et découvrir de nouvelles musiques, si possible d’artistes engagés, d’explorateurs sonores, de défricheurs, de pionniers ou de têtus, de créateurs qui me vrillent la tête, qui m’impressionnent et qui distordent ma réalité.
La musique expérimentale contemporaine regorge d’artistes qui comblent ainsi ma curiosité, mais « paradoxalement » j’écoute aussi depuis bien longtemps des collectes anciennes dans lesquelles je retrouve ce goût pour la matière première, l’énergie brute et l’engagement direct.
J’y perçois une manière singulière d’appréhender le son, loin de la musique de masse commerciale actuelle trop souvent tempérée, binaire, formatée, tonale, compressée… une fenêtre vers des savoirs faire et des savoirs être que je n’ai pas connus, qui ont parfois disparu et qui resurgissent à mes oreilles.
Il est par exemple remarquable d’entendre un si beau « parlat negue », le parlé noir, particularisme landais de la langue gasconne ; langue brumeuse remplie de [ə] faisant écho à cette lande horizontale, commune et sauvage qui lutta contre la plantation des pins, signe d’une modernité verticale, privée et « civilisée ».
J’écoute ces documents ethnologiques comme des oeuvres chargées de symboles et d’émotions, elles deviennent des muses sensibles, elles me permettent de relier un présent inventé à un passé fantasmé pour ouvrir une autre temporalité, un temps en diagonale.
Quand, par exemple, je réponds à la vielle de François Mivielle (quel nom ! – il semble attendre l’apport de ma propre moitié de vielle) qui, au détour d’un accordage, livre soudain une mélodie émouvante et probablement incomplète, c’est ce que je fais : je prolonge obliquement son geste passé dans mon geste présent.
Les zones d’ombres, les connaissances partielles, disparates, que comportent obligatoirement pour nous ces héritages oraux sont en réalité des aubaines pour inventer des imaginaires nouveaux : retrouver, recoller, combler, inventer, recréer sans hésitation.
Nous ne sommes finalement que des passeurs de mémoires et aucun d’entre nous ne sera propriétaire de ce savoir commun, de ce récit en perpétuelle mutation, en oubli permanent et qui par essence n’a aucune véracité.
Quoi de plus touchant que l’interprétation vacillante de Marie Roubin chantant « Lo Vailet e la serventa », qui nous emmène vers un ailleurs poétique insoupçonné.
La connaissance orale n’est pas un savoir absolu, mais bien un savoir relatif en mouvement.
Elle est comme un virus qui doit se transmettre et muter pour survivre.
Lorsque Marguerite Pinsolle chante encore pour nous « Approchez pour entendre », en faisant référence à une chorémanie, appelée aussi « danse de Saint Guy » (maladie envoûtante du Moyen Age qui faisait mourir les danseurs d’épuisement) nous restons stupéfaits devant la puissance narrative de cette chanson qui semble prendre racine dans un passé lointain, pourtant bien présent dans sa bouche en 1966, et aujourd’hui.
Ainsi, la création à partir des mémoires vivantes collectives semble vertigineuse car la matière première qui l’alimente est en résurgence permanente, friable, peu fiable et intraçable : elle a pour moi la beauté de l’infini, de l’inconnu, la valeur de l’unique.
Pour se rassurer, il faut continuellement revenir à la base, recommencer – « Arrehar » – afin d’approfondir, de saisir la complexité, la richesse et la sensibilité profonde et éviter une lecture superficielle ou, parfois, fantasmé.
L’ethnomusicologie peut aider, elle bénéficie d’une méthodologie rigoureuse et d’une analyse fine qui permet de dégager des systèmes et des fondamentaux stable.
Même si cette discipline m’intéresse, je ne suis pas ethnomusicologue, je suis musicien et mon positionnement est différent. Je suis notamment guidé par l’émotion, la poésie et le sens.
Je ne cherche pas forcément la référence, la réitération, la forme générale ou la « vérité », je m’appuie au contraire sur le particulier, le détail ou la rareté pour incarner une pratique singulière et habitée.
Mais soyons clair, je ne fantasme pas sur l’authenticité, sur la pureté ou sur le culte d’une tradition idéalisée, chimère des conservateurs.
Je lutte au contraire contre cette vision essentialiste en ouvrant des possibles.
J’aiguise mon esprit critique, ma subjectivité, je confronte mes à priori, je bouscule mes préjugés pour résister à la standardisation des formes et à la banalisation des esthétiques.
Je vois par exemple une corrélation inattendue, très probablement fausse, mais que j’associe dans mon maelstrom artistique, entre le commerce triangulaire du port de Bordeaux jusqu’au XIXe siècle, l’émergence du blues aux États-Unis en lien avec l’esclavage, de son inter-influence avec le folk américain, qui lui sera à l’origine du mouvement revivaliste français dans les années 70, période contemporaine des collectes.
On pourrait poétiquement faire des ponts entre ces musiques populaires et leur façon de « naviguer » à travers l’espace et le temps. Personnellement, j’entends dans les chants de caça-cans landais un lien artistique fraternel avec le blues du Delta.
Mettre en relation, trouver du sens et offrir une vision personnelle et ouverte du monde qui nous entoure, c’est l’objet de la création artistique.
« ARREHAR », comme le cycle de la transmission orale, reste ouvert.
Romain Baudoin, le 15/12/2021, Lucq-de-Béarn.
Collèctas tiradas de las Missions Landes I et II (1965-1966), musée national des arts et traditions populaires, hèitas per las etnomusicològas Claudie Marcel-Dubois e Marie Marguerite Pichonnet-Andral :
– 1.4.7. Marguerite Marie Pinsolle, collectada a Asur, barri de l’Estanc, lòcdit Vidao, lo 19 de seteme 1966, collècta (66.40.83)
– 2. Jean Duprat e Pierre Darrieutort, collectats a Aurice, lo 4 d’octobre 1966, collècta (66.40.266) / Germaine Braneyre e Alexine Gans, collectadas a Lucmau, barri Tillos, lòcdit deu Crec, lo 14 de junh 1965, collècta (65.39.163)
– 3. Jean Camille Carrère, collectat a Morcens, lo 16 de junh 1965, collècta (65.39.192)
– 5. Gilbert Cleyroux, collectat a Lucsèir, lòcdit de la Gravara, lo 15 de junh 1965, collècta (65.39.183 / 185) / Albert Capin, collectat a Gavarret, lo 17 de junh 1965, collècta (65.39.239 // 60.20.32)
– 6. François Mivielle, collectat a Ròcahòrt, lòcdit las 4 Rotas, lo 19 de junh 1965, collècta (65.39.317)
– 8. Henri Dauba, collectat au Mau Còrn Haut, lòcdit deu Gran Siton, lo 27 de seteme 1966, collècta (66.40.237) / René Laulan collectat au borg de Lucsèir, lo 11 de junh 1965, collècta (65.39.70)
– 9. Pierre Garrabos, collectat a Lucmau, barri Tillos, lòcdit deu Crec, lo 14 de junh 1965, collècta (65.39.149)
– 10. Marie Roubin, collectada a Gavarret, lo 17 de junh 1965, collècta (65.39.246)
– 11. Marie Garbay, collectada a Sabres, lo 1 d’octobre 1966, collècta (66.40.361 / 363)
++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++++
– Enregistrat a l’Ecomusée de Marquèze en presas directas shens apeçatges deu 3 au 7 de mai 2021
– Romain Baudoin : sonsaina (Pimpare cousin, Jenzat, 1930) / tamborins / armonicas / esquirons / caishetas / shiulet / calemeta / objèctes sonòrs
– Benjamin Rouyer : presas de son, mesclatge, mastering
– Thierry Moinet : captacion live, realizacion e montatge deus videoclips tau projècte
– Marion Caillou Baudoin : creacion grafica
– Visuau de cobèrta realisada segon ua fotografia de Pierre Garrabos, presa per Claudie Marcel-Dubois, lo 14 de junh 1965 (PH.1966.099.171)
– Franck Manuel : relectura e correccion deu tèxte