Billet d’humeur #41 | 04/02/2021 par Romain Baudoin

Créons nos traditions !

[…] Comment préserver sans figer ? Comment transmettre sans compromettre ?

La mise en opposition stérile de la tradition et de la création n’est pas spécifique aux musiques de tradition orale, c’est certainement un débat qui anime l’homme social depuis son origine.

La tradition doit s’installer sur un temps long. Ce sont des couches sédimentaires qui doivent être validées constamment par une reconnaissance culturelle, une transmission sous forme d’héritage. C’est une notion collective et en musique elle est le plus souvent reliée à l’oralité.
La création est en général une initiative plus personnelle, une prise de conscience individuelle, sur un temps court. Elle se positionne souvent en rupture, avec un créateur pouvant être perçu comme « avant-gardiste » et/ou dissident.

Pourtant, même les compositeurs les plus « modernes » s’inscrivent dans une filiation artistique. Par exemple Schönberg n’a pas inventé les 12 sons qui constituent le système musical occidental savant, mais il a par contre défini la composition sérielle qui régit la composition dodécaphonique, système compositionnel perçu comme précurseur à l’époque et qui semble bien aujourd’hui daté, s’inscrivant dans la tradition de la musique contemporaine.

La tradition permet de digérer, d’approfondir et de transmettre.
La création permet d’alimenter, de fluidifier et de vivifier.
Sans tradition, la création n’aurait pas de socle, elle ne se confronterait à rien et perdrait de fait son caractère singulier.
Sans création, la tradition se cristalliserait, se folkloriserait, se scléroserait jusqu’à la perte de sens ou d’utilité.
Ces deux notions se fécondent l’une l’autre dans un mouvement circulaire constant : une tradition peut donner vie à une création et une création peut espérer devenir une tradition.

C’est ce cycle de transmission, garant d’une culture vivante, qui nous permet de connaître et de reconnaître une culture mais également de la faire évoluer en se l’appropriant, en la transcendant.

« Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».
Antoine Lavoisier – chimiste (citation apocryphe)

Parfois même, l’Homme s’invente sciemment des traditions sur un temps court.
Ces créations collectives apparaissent souvent en réponse à des difficultés inattendues, pour s’adapter à l’imprévisible voire pour des besoins bassement commerciaux.
C’est une manière habile de relier un présent inventé à un passé fantasmé.
Les livres d’Histoire en sont remplis.
Je prendrais pour exemple le « Kecak » (La danse du singe). J’ai assisté à ce rituel de transe sacrée, très impressionnant en 2003 au village de Bedulu, sur l’île de Bali. J’en garde un souvenir mémorable. L’imaginaire proposé correspondait parfaitement à ce que j’attendais : sauvage, enraciné et dramatique !
Pourtant cette cérémonie telle que je l’ai vécue et qui avait tous les apparats de l’archaïsme tribal a été inventée au début des années 1930, par les villageois et l’artiste allemand Walter Spies pour des raisons touristiques…

On comprend ainsi que la tradition ne doit pas revêtir un caractère sacré, solennel, mais qu’il faut sainement la bousculer, la remettre en question. Il faut pouvoir en faire trembler ses fondements, la confronter à l’altérité créatrice pour espérer la faire évoluer.
C’est ce qui permet de résister à la standardisation des formes, à la banalisation des esthétiques. Une culture forte doit supporter la défiance pour remettre en cause ses valeurs et se réactualiser en permanence. Ne pas se diluer mais au contraire s’entrechoquer pour s’hybrider, sur le principe de la créolisation et des identités rhizomes définis par Edouard Glissant comme un métissage produisant l’imprévisible.

« La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la Relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’autre ».
Edouard Glissant – philosophe

Le travail sur la mémoire est vertigineux car la mémoire est éternellement en auto-fabrication. Il est ainsi impossible de dire les éléments patrimoniaux actuels qui serviront la construction des œuvres de demain, ni quand et comment ces éléments s’assembleront.

C’est la beauté de l’infini, de l’inconnu.

Ceci dit, pour se permettre l’irrévérence de se démarquer de la norme culturelle il faut bien la connaître et la maîtriser, au minimum faire l’effort de s’y confronter. Le risque étant sinon de se croire novateur alors que l’on est juste novice, probablement incapable de saisir la complexité, la richesse et la sensibilité profonde de cette culture, n’en ayant qu’une lecture superficielle et fantasmée.
Personnellement, je suis assez critique de certaines créations se revendiquant du mouvement « world music » qui, sous des allures d’exotisme, de modernisme ou de métissages finalement attendus, ne créent qu’une musique commerciale, stéréotypée, fade et datée.
L’appellation « sono mondiale » est une belle métaphore de ce mondialisme musical qui ne confronte plus rien, mais qui au contraire conforte l’uniformisme.

Sous un discours progressiste se cache parfois des actes rétrogrades !

Bien entendu, chacun fait avec sa sensibilité et son vécu, il n’y a pas une légitimité particulière à avoir pour créer, il n’y a que l’émotion, le sens et l’engagement qui comptent.
Ce n’est heureusement pas un « droit du sol ou du sang » mais un « droit de la connaissance et du savoir ».

Ce qui est rassurant c’est que la tradition est liée étymologiquement à la trahison.
Les deux mots viennent du latin « tradere » qui signifie « faire passer à un autre ».
Dès que l’on transmet, on trahit.
Il faut en avoir conscience pour ne pas fantasmer sur l’authenticité, sur l’essentialisme ou sur le culte d’une tradition idéalisée, chimère des conservateurs.

La majeure partie des traditions musicales est tributaire de notre filtre personnel.
Ce sont des matières fluides en mouvement, insaisissables mais repérables, pouvant donner une multitude de formes, toutes valables.
Chacun y puise ce qu’il veut et peut faire sa propre interprétation.
Il faut identifier dans son héritage ce qui est fondamental de ce qui peut être remis en cause.

Dans mon cas, j’ai d’abord commencé par appréhender les musiques traditionnelles de mon territoire, puis mon envie créatrice s’est étendue à l’ensemble du patrimoine culturel immatériel de Gascogne : contes, mythes, légendes, langues, savoir-faire, savoir-être…

Cette façon de créer avec son environnement direct a été défini par Franck Tenaille en 2007.
« La musique d’essence patrimoniale, se construit non pas dans une perpétuation/adaptation de schémas musicaux passés, mais dans leur dépassement par l’utilisation d’éléments stylistiques, de formes, de référents, appartenant à des héritages culturels et musicaux spécifiques.
Le processus de dépassement étant chaque fois relatif à des acteurs de terrain intimement liés à leur environnement physique (ruraux ou urbains) mais aussi à des cheminements en symbiose avec leur propre subjectivité. »
Franck Tenaille – journaliste

Travaillons notre subjectivité.

Pour cela, je développe quotidiennement mon esprit critique, mon libre arbitre pour combattre mes réflexes, pour repousser mes limites esthétiques, techniques, sensibles et expressives.

Parfois je suis considéré comme un musicien traditionnel, je fais une musique fonctionnelle répondant à une demande sociale, lors de bals populaires ou de fêtes calendaires et dans ce cas là, ma créativité est contrainte par des règles inhérentes à la fonction, ce qui ne m’empêche pas d’exister en tant qu’interprète.
Je suis probablement dans la peau de l’artisan, travaillant son savoir-faire.
Mais le plus souvent, je pratique une musique libre et imprégnée culturellement, j’ai la prétention de troubler le monde et je ne cherche pas de consensus.
Je suis probablement dans la peau de l’artiste, travaillant son savoir-être.

« L’artisan sait toujours où il va, l’artiste pas forcément. »
Pierre Soulages – artiste peintre –

Je ne me sens pas contraint dans la tradition mais je m’émancipe par la création.

Pour conclure, je vous conseille une lecture évocatrice de se lien immuable entre tradition et création : « Jonathan Livingston Seagull – A Story – » de Richard Bach.

La tradition n’est plus ce qu’elle sera !


Romain Baudoin, extrait de son intervention lors du Congrés Nacional de Música d’Arrel en novembre dernier

Lien pour marque-pages : Permaliens.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *